Tuktoyaktuk la sentinelle et Inuvik sont les deux localités les plus au nord de la planète. Chaque hiver, pour atteindre Tuk, une route de glace spectaculaire est ouverte de janvier à mi avril. Le reste du temps on ne peut se rendre dans ce village qu’en avion. Cette année le tracé, effectué par les services des routes, compte 185 km. L’épaisseur de la glace varie entre 2 à 4 mètres sur le fleuve et delta du Mackenzie, ainsi que sur la mer de Beaufort, avant d’atteindre notre destination. Pour cette saison la limitation de poids a été arrêtée à 50 tonnes ! Généralement cette voie se matérialise durant le mois de décembre, lorsque les températures descendent jusqu’à moins 50 degrés, permettant alors de constituer une épaisseur de glace suffisante, directement reliée et solidaire aux berges du fleuve et au continent.
Ce mardi 11 avril, je prend place dans la jeep, conduite avec beaucoup d’habileté et de maitrise par Judi, mon hôtesse et guide. Nous précédons un autre visiteur, Ian, un anglais, qui suit des cours de formation de manager d’activités outdoors à Atlin et envisage de créer sa propre compagnie dans le Yukon. Le temps est un peu couvert et la température doit atteindre moins 20 degrés environ. Le départ est assez impressionnant en raison du jour blanc, qui contraint mon accompagnatrice à deviner la route, plus qu'elle ne la suit. Pour ma part ce spectacle me fascine et j’ai l’impression d’être dans un rêve, qui va d’ailleurs se poursuivre toute la journée, comme vous pourrez le constater en partie sur les photos de l’album No 26. Conduire sur une telle route demande tout de même une attention assez soutenue, même si cela ne semble pas trop difficile au premier abord. Etant donné que les pneus ne sont pas équipés de clous, ni de chaines, pour ne pas abimer le revêtement, un coup de frein ou de volant un peu brusque peut très vite devenir problématique, comme la testera Ian. En effet lors d’un arrêt pour prendre quelques photos, il fait un écart et nous dépasse en tourbillonnant sur la glace, alors qu’un énorme chasse neige arrive en face. Ce dernier, qui ne peut pas non plus freiner, a la présence d’esprit de changer de direction suffisamment rapidement, en traversant la route, pour éviter la voiture de Ian - qui en a été pour quelques bonnes palpitations- et la nôtre par la même occasion.
Après 80 km approximativement, ayant croisé seulement un ou deux autres véhicules, nous rencontrons un groupe de trois voyageurs en motoneiges, arrêtés sur le bord de la route. Judi stoppe également pour leur demander si tout est ok et engage la conversation avec l’un d’eux, Sami. Ce dernier lui explique brièvement qu’il est accompagné d’Henrick, un gardien de troupeau de rennes et de Barbara, une alerte vétérinaire québécoise septuagénaire, qui conduit son propre motoneige pour aller observer les animaux. Sami nous propose alors de nous conduire à l’endroit où se trouve le troupeau, ce que Judi accepte avec beaucoup d’enthousiasme et le mien en plus. Ainsi après avoir emprunté le motoneige de Barbara, qui se réchauffera un moment dans la jeep, nous embarquons Ian et moi derrière Sami et Henrick pour effectuer quelques kilomètres seulement, depuis le bord du fleuve gelé et déboucher sur un petit plateau, où plus de 2000 rennes sont rassemblés en pleine et totale liberté, essayant de découvrir sur le sol quelques arbustes à grignoter. Contrairement à leurs cousins, les caribous, qui sont presque sans arrêt en mouvement, parcourant de longues distances en une journée, les rennes demeurent plus longtemps au même endroit, se déplaçant seulement sur quelques kilomètres, ce qui permet au gardien de les suivre et orienter leur direction en motoneige. Le spectacle est saisissant, exceptionnel et grandiose. Nous parvenons à les approcher à une vingtaine de mètres pour les contempler. Nous bénéficions également de quelques commentaires intéressants et découvrons un peu à l’écart la carcasse d’une bête qui a été récemment tuée par des loups, ces derniers ne l’ayant curieusement que dévorée partiellement. Après ces instants magiques, nous retournons récupérer nos véhicules et quittons avec quelque regret ce groupe sympathique pour poursuivre notre route.
Plus nous approchons de la mer de Beaufort, plus le temps devient ensoleillé et la luminosité éclatante. La glace sur la route est encore plus nette et transparente. Nous nous arrêtons pour en admirer les profondeurs mystérieuses aux motifs abstraits. Lorsque nous pénétrons sur la mer, le regard se perd alors aux limites imaginaires de ces horizons majestueux et enivrants. Nous nous promenons sur cet élément figé aux clapotements muets et immaculés, que nos pas réveillent en crissant de plaisir, contribuant ainsi à poursuivre ces instants d’ivresse et d’étourdissement. Ces étendues et paysages exceptionnels sont bouleversants et nous atteignent au tréfonds de notre être, tout entier abandonné à une contemplation mystique, procurant l’illusion que le temps s’est arrêté. Pour Judi, qui vit ces instants pour la ixième fois, c’est un plaisir renouvelé. Son enthousiasme me touche beaucoup et je comprend mieux les motifs qui peuvent attirer des gens, venus de pays si différents, pour vivre dans ces contrées aussi éloignées et extrêmes.
Nous atteignons finalement Tuktoyaktuk et retrouvons la terre ferme, recouverte de ce magnifique tapis blanc qui fait ressortir avec le soleil les couleurs vives des maisons. Nous déambulons dans ces rues dégagées et offertes pour contempler cette localité que je vous laisse découvrir sur les photos. Nous observons également les pingos qui fleurissent dans la région. « Les pingos sont des buttes coniques à noyau de glace qui atteignent 50 m de hauteur et plus de 300 m de diamètre. En général, les pingos occupent d'anciens bassins lacustres ou chenaux fluviatiles. Selon la topographie du fond du lac ou du lit du chenal, il peut se former plus d'un pingo dans un seul bassin. La plupart des pingos de la région sont situés dans les zones littorales de la mer de Beaufort qui sont composées de sable et de silt du Pléistocène, à l'est du delta actuel du Mackenzie. C'est là qu'ils sont les plus nombreux dans le monde. » (texte tiré du site consacré aux ressources naturelles du Canada.)
Puis il faut nous en retourner car la route est encore longue. Nous aurons encore le bonheur d’admirer un renard perdu dans cette immensité à la recherche d’un refuge et de quelque nourriture. Lorsque nous approchons d’Inuvik le temps est à nouveau couvert. Cependant le soleil, en transparence, est encore haut dans ce ciel magique aux mystérieuses aurores boréales.
A bientôt pour le prochain et dernier article de cette visite dans le Grand Nord.